Tu as la tête dans les nuages. Excité par cette ville, tu as déjà quitté ton port d’attache. Vacances scolaires oblige, ce n’est pas vraiment ta faute. Tu aurais tourné en rond devant les portes fermées de l’université. Tu te serais ennuyé dans ta maison de campagne. Quoi que ; Non. Tu aurais trouvé quelque chose à bricoler. Quelque chose à bidouiller. Quelque chose à faire de tes dix doigts. Tu te fonds dans la masse. Tu essayes. Ton choix de couleur vestimentaire n’est pas très discret dans le paysage monotone urbain. Ce n’est pas grave, ce ne sont pas les excuses qui manquent et tu as toujours ton papier psychique sur toi.
Il y a cet éclat d’espièglerie dans ton regard. Ce petit truc qui l’illumine, alors que tu marches vite. Tu n’as pas de temps à perdre, tu veux en voir le maximum. Pourtant malgré l’empressement, tu ne peux t’empêcher de t’arrêter dès que tu croises un stand, une curiosité, quelque chose qui demande à être essayé. Une gourmandise à goûter. Ladite gourmandise t’ayant poussé à acheter ce burger, alors qu’il n’est pas l’heure de manger. Qu’est-ce qu’une heure ? Qu’est-ce qu’un horaire ? Tu manges quand tu as faim. Tu manges au moment où tu en as besoin. Là tu avais besoin de satisfaire un écart et une crise de ton estomac, alors tu prends. Qu’il soit trois heures de l’après-midi ou minuit.

Ça vit. À toute heure, à tout moment et c’est ce qui te plait.
Ça fourmille, ça se presse, ça ne s’ennuie pas. Tu ne t’ennuies. Tu réfléchies à ce que tu pourrais être ici. Un disquaire ! Pourquoi pas un disquaire ? C’est un métier intéressant, tranquille et tu as eu quatre trillions d’années pour apprendre tout sur la musique. Absolument tout. Ou illustrateur de comics ! Tu n’as pas souvent eu l’occasion de démontrer tes talents en dessin et c’est ta lubie du moment. Les petites cases, les histoires illustrées, les super-héros.

Tu rêvasses, tu regardes partout sauf devant toi. Tu regardes le sommet des buildings en espérant y voir un justicier masqué en souriant comme un imbécile heureux, croquant les derniers morceaux de ton cheeseburger. Si ça arrive, tu ne manqueras pas de t’intéresser au personnage. Tu vas vouloir sonder ses motivations, ses réelles intentions et peut-être, trouver quelqu’un qui comprend ton dilemme pas si éloigné de celui des super-héros.
C’est arrivé plus tôt que tu ne le penses. Comme si la divine intervention avait choisi de te le mettre en travers de ta route. Tu ne t’es pas loupé, tu le percutes de plein fouet et heureusement que tu avais fini de manger, autrement tu l’aurais baptisé de sauces ketchups mayonnaise mélangé à des miettes de pain. « Allons-allons, ne vous excusez pas. Je ne regardais pas plus. C’est même vous qui avez eu de la chance ! À quelques secondes près, votre beau costume aurait été taché. Plus de peur que de mal, donc ! Pas de quoi en faire un drame. Attendez … Costume ? » Costume. Tu le regardes de haut en bas, cet homme bien bâti et tu plisses tes yeux. Tu as lu des tonnes et des tonnes de comics, tu as suivi tout autant de série et de films. Ça fait “boum” dans ta tête, comme une claque mentale. Ce n’est pas peu exagéré d’ailleurs, à en voir ta tête défigurée par la douleur que provoque une fouille dans des millénaires de souvenirs.

« Super-héros ? Lequel ? Navré ; Il y en a tellement à travers le cours du temps et tellement de variants, je ne suis plus, je n’arrive plus à mémoriser les noms et mettre des étiquettes. Loin de moi l’idée de vous étiqueter, ne vous méprenez pas. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez réduit à l’état de boite de conserve soldé en tête de gondole… Pourquoi une boite de conserve ? Conserve, conservé peut-être. »

Tu parles, tu parles, tu jacasses ! Avec beaucoup d’énergie. Beaucoup d’entrain aussi. Une montée d’excitation qui dénoue ta langue plus vite que tu n’as le temps de penser, de réfléchir aux mots qui s’échappent. Tu n’es pas fou, tu es enthousiaste, mais tu n’as rien à te faire traiter de fou, de dérangé. Ça te passe au-dessus maintenant. « Le Docteur, enchanté ! Vous aimez les burgers ? Je ne suis pas rassasié. Vous serez ma bonne excuse pour y retourner, ça vous dit ? » Tu souries, tu te calmes. Enfin. Entre deux personnes qui doivent cacher leurs identités, tu ne juges pas bon d’utiliser ton papier psychique. Tu n’es pas en filature ou à enquêter.  

Tu ne peux t’empêcher de sourire, car cet homme était à des années lumières d’imaginer tout ce que toi, tu avais imaginé pour la suite de ta balade dans cette ville. Un vrai super-héros. Devant toi. Ce n’est pas le seul dans cette ville, mais c’est le premier que tu croises. « J’hm … » Ta bouche s’ouvre, tu t’apprêtes à répondre trop vite positivement, avant de te raviser dans la même seconde. « C’est compliqué. Je le suis, je l’étais, mais je n’ai plus mon vaisseau alors … Est-ce que je le suis vraiment encore ? Oui. En quelques sortes. Je le saurais à nouveau si je le retrouve en tout cas. Ma chère Sexy, ou mon cher je ne sais pas quelle forme il a pris cette fois-ci, me manque. » Tu t’efforces de garder la face, de faire en sorte que ta voix ne chevrote pas, mais tu ne peux réprimer ce désagrément qui te traverse. Cette vague à l’âme. Comment les humains appellent cela, déjà ? Nostalgie. Quelque chose comme ça.

« Quelle veine ! Je tombe sur le premier super-héros de l’histoire, en plus de cela ! Superman ! Extra ! Oui, beaucoup. Vous n’imaginez pas le nombre de Spiderman qui se promène sur cet univers. Quatre ? Ou Cinq, j’ai perdu le fil. Celui de l’araignée, haha ! Mais vous ! Vous êtes unique en votre genre. Enfin ; je crois ? Pour un gaillard né en 1938, vous êtes bien conservé ! » Tu lui fais une petite tape sur le pectoral gauche, sans mauvaise intention. Juste une mimique amicale. Il y en a d’autres, mais pour le moment c’est celui-ci qui accapare ton attention. Tu jettes le papier de ton burger dévoré dans la poubelle la plus proche, en lançant ce que tu avais réduit en boule avec précision.

Ce n’est pas le premier panier éco-responsable que tu tentes.

« Aucun. Tout comme je n’ai aucun problème avec les étiquettes, sauf si elles commencent à briller d’une lumière rouge radioactive. Ce qui n’arrivera pas, bien entendu. Je n’ai pas connaissance d’une invasion prochaine de deyveronniens. Leur méthode diplomatique est déplorable, mais ils font de très bons fish and chips. Vous étiez en patrouille ? » Coq à l’âne, tu suis. Tu ne t’attends pas à ce qu’il fasse de même ou qu’il écoute tout ce que tu dis. Tu as l’habitude que ça ne soit pas le cas. Qu’à force de parler, de parler, de jacasser et de débiter tout ce qui te traverse l’esprit en une seconde, ton public n’écoute pas l’entièreté de ton discours.
Ravi de voir que ta proposition a été accepté, tu fais demi-tour et tu rebrousses ton chemin. Celui que tu viens de dévorer était très bon, alors autant ne pas bouder son plaisir et aller en chercher un autre dans la même boutique. Surtout que tu as hâte la tête du cuisto quand il te verra revenir avec l’armoire à glace capée. « C’est vrai ! Nous n’avons pas tous la chance de changer de visage à chaque fois qu’on se fait pulvériser à coup de laser. C’est pratique pour garder son anonymat ! » Un fait nommé avec légèreté, car tu es déjà mort vingt-et-une fois. Ou vingt. Tu ne sais plus. Assez pour devoir te régénérer vingt fois en tout cas.

Ce qui a du bon. Le Docteur reste ainsi un extra-terrestre énigmatique et impossible à retrouver, tant les témoignages ne décrivent pas la même personne. Fais tout de même attention ; un certain Dieu, au sens large, possède le même problème et tu n’es pas à l’abri de découvrir qu’il y a un culte autour de ta personne.

Ce qui te mettrait extrêmement mal à l’aise, soit dit en passant.

« Je crois qu’il a été étiqueté numéro neuf-mille neuf-cent quatre-vingt-cinq. Selon le registre du RVA en tout cas. En quatre trillions d’année, c’est la première fois que je me retrouve propulsé dans une autre réalité que la mienne. Un autre univers, alors je vous avoue que je suis un peu perdu. Mais c’est fascinant ! Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais. Enfin ; je connais une version de votre histoire, parce que vous êtes un personnage de fiction. De comics ! Je dois en avoir un exemplaire à la maison, d’ailleurs. »

Tout ceci, c’est étrange, effrayant et excitant à la fois ! Tu as passé tellement de millions d’années à voyager dans les quatre coins du temps et de l’espace dans ton univers d’origine, à clamer à qui veut l’entendre l’infinie des possibilités, la microparticule que vous êtes dans l’infinie de l’univers, que tu te retrouves sur un nouveau terrain encore plus vaste, encore plus grands que ta petite bulle décrite déjà comme géante par tes termes. « Imaginez que demain, vous croiserez une version de vous-même en femme, en vieillard, en blond, avec un costume vert et noir ; c’est juste démentiel, mais palpitant. J’ai un vrai superhéros devant moi ! Vous recrutez ? » Consultant, justifier actif ou juste archiviste. Tu prends tout et tu donnerais tout pour être à côté de ces héros. Jusqu’à ton prochain caprice ; comme celui consistant à le trainer jusqu’au Big Bang Burger pour un cheese.

Vous êtes arrivés, d’ailleurs.

Tu joues les distraits et pourtant, tu écoutes. Tu as l’oreille tendue vers sa direction et tu es souriant. Tu l’es depuis le début, que personne ne se méprenne ! Il a eu un regain d’énergie, ce sourire, touché de voir que Superman te souhaite de retrouver ton temps et tes étoiles. « Hm … C’est un peu plus compliqué qu’une question d’autorisation ou d’interdiction. Je doute que, si cela avait été interdit, ils m’auraient laissé vagabonder pendant toutes ces années à travers le temps et l’espace. Hormis si je suis un criminel pendant tout ce temps et là ! Ce serait palpitant. » Selon toi, la raison est ailleurs. Où ? Tu as quelques hypothèses, mais pour les vérifier tu as besoin de retrouver ta liberté absolue et ton vaisseau. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Tu croises tes mains dans ton dos et tu n’en dis pas plus. Tu gardes pour toi le ressenti que tu as au plus profond de ton être. Un ressenti négatif que tu tentes d’oublier, mais qui demeure. Tu es dénaturé, loin de tes étoiles et du cours de temps. “Seigneur du temps” n’est plus qu’une étiquette, un titre pompeux sans aucune signification dans ce monde.

Est-ce mal ?
Non. Tu vois cela comme une sorte de vacances forcées.

« C’est sage. De ne pas les avoir lus. Ce n’est jamais intéressant de se faire spoiler sa propre vie ; sans garanti que ça soit la vôtre en plus de cela. » Tu ne connais pas ce problème, car ton avantage réside sur le fait que tu es en bout de course. Tu es la dernière régénération, sauf si tu en décides autrement et que tu décides de relancer un nouveau cycle. Cependant tu es usé et tu as définitivement envie de te reposer, sans jamais y parvenir. Tu ne veux pas être le petit diable sur son épaule, à l’encourager de découvrir son futur. Tu respectes sa décision, car la découverte est plus palpitante face à l’inconnu.
Tout en marchant, tu sautilles parfois sur place. Tu es une pile électrique sur place et comme tu ralentis pour parfois lui répondre, tu essayes de garder la même dépense en ajoutant un effort supplémentaire. Ta joie n’a fait que grandir en sachant que tu allais manger un burger avec un superhéros, comme si cela était parfaitement normal. Cela l’était ; pour toi uniquement qui a une notion de la “banalité” bien différente. Cependant cela ne te choque pas, puisqu’il existe maintenant sur cette terre autant de vision de la normalité que d’univers rassemblé, ce qui remet en question beaucoup de normes. « C’est un peuple essentiellement guerrier. Il se trouve sur l’étoile B-35ZA du système protoplanétaire d’Helvetio, plus connu aussi sous le nom de Pégasus-51. Ils sont trapus, robustes, avec une tête prépondérante, aplati au niveau de leurs systèmes olfactif et leur système de régulations sanguins leur permet de résister à des températures pouvant chuter jusqu’à moins quarante degrés. C’est à cause d’eux que je me suis retrouvé à devoir retirer des étiquettes radioactives. Ils ont tenté d’envahir la terre pour la terraformer en géante glaciale, afin d’agrandir leur territoire et de le coloniser. Ils n’ont rien trouvé de mieux que provoquer une famine à l’échelle planétaire et à piéger les rations de survie en les empoisonnant via ces fameuses étiquettes. »

Tu racontes cet état de fait avec une banalité déconcertante. C’était un accident comme un autre, mais heureusement tu as réussi à mettre en déroute leur projet, notamment en leur proposant une alternatif plus économique, en leur fournissant les coordonnées d’une autre planète, qui elle n’avait pas besoin d’être terraformée. « Le Docteur ! » Juste le docteur. C’est ton nom, mais tu t’attends à avoir la fameuse question “Docteur qui ?” qui revient à chaque fois et qui a donné le nom à ta série télévisée.

« Hm oui, merci ! Je reconnais être bien tombé cette fois-ci. Depuis le temps que je voulais être roux ! » Troqué le visage d’une vieille femme tout droit sortie d’un conte pour enfant, au point de te faire traiter de sorcier, pour ce visage de jeune homme ; c’est plutôt une réussite, même si tu t’y étais attaché à l’autre. « C’est déroutant, je le reconnais. J’ai passé des millions d’années à expliquer aux humains d’être curieux, car l’univers est vaste sans savoir réellement à quel point il l’était. Les possibilités l’étaient. S’en est presque étourdissant, mais sans cela, je n’aurais jamais rencontré Superman ! Je m’excuse par avance si mes plaisanteries à votre sujet vous offusqueront. » Tu t’es souvent comparé, dans tes plus jeunes années, à ce dernier pour scander que tu n’étais pas comme lui dès qu’on commençait à te demander l’impossible.

L’insouciance humaine faisant que, tu tombais souvent sur des personnes qui, sous prétexte que tu étais extra-terrestre, pensait que tu étais capable de dévorer un individu de l’intérieur ou commander aux météorites. Simplement parce qu’ils ont regardé trop de science-fiction. « J’ai chevauché un diplodocus, vous savez ? Par accident. Mon vaisseau s’était posé sur son dos. J’ai aussi fait du rodéo sur un Tricératops sur une station spatiale. Je vous proposerais bien de vous y emmenez, mais comme je l’ai dit, je n’ai plus de vaisseau. » Encore une autre de tes aventures loufoques, qui maintenant te fait rire aux éclats. C’était tellement étrange, incongrus, impossible comme situation, que si tu le criais sur tous les toits, personne ne te croirait et beaucoup te prendrait pour un fou.
« Raison de plus pour que je tente ! Au moins comme consultant spatio-temporel ! Je n’en suis pas un et mon douzième-moi vous auriez craché au visage si vous insistiez pour lui faire comprendre que si. Il les détestait au plus haut point. » Cette idée n’était peut-être pas si fugace que cela. Tu t’y accrochais, tu ne la mettais pas aux oubliettes. Tu relançais cette possibilité en insistant, au point que tu n’avais même pas remarqué que vous étiez arrivé, malgré toutes les couleurs projetées par les néons au-dessus de vos têtes et à côté.

La question t’y ramène. Ou du moins ; un peu. Tu as la tête dans le guidon, obsédé par ton idée. Tu dérailles parfois, mais tu reviens qu’un cours instant pour donner ta réponse : « Pas tant que cela, même si je sais que cette chaine de restaurant provient à l’origine d’un monde fictif de jeux vidéo. J’ai encore ma petite vie bien rangée à Baïame. L’université a encore besoin de son professeur d’histoire ! Et vous, vous vivez ici ? Après tout, c’est la ville des super-héros, the place to be ! » Tu t’assoies sans tenir compte de l’effets groupies que tu as provoqué dans ce restaurant en l’invitant à casser la croute. Tu t’y attendais, tu le savais, parce que tu es en quelque sorte une groupie toi-même, à la différence près que tu sais te tenir. Ton nouveau burger commandé, tu t’accoudes sur la table et tu poses ta tête dans tes mains en attendant qu’il te parle de lui plus en détail. Tu n’en as pas assez eu.