ideal and the real • ft. sanji

Sanji ne pensait pas revenir à Novacrest de si tôt. Lui qui s’était habitué à la quiétude de Baiame, n’avait aucune raison de remettre les pieds ici après sa première visite il y a quelques semaines déjà. Trop de science, trop de pouvoirs, trop de monde, trop de… tout! Tout ici lui rappelle la famille qu'il n'a pas choisie, les Vinsmoke, et si le Germa 66 devait ressusciter, il n'y a aucun doute : ce serait ici, à Novacrest. Alors il ne s’attarde pas, la tête rentrée dans les épaules et le pas rapide pour aller du point A à un point B. Première étape : faire réparer son téléphone, car l’écran s’était cassé à plusieurs endroits. Seconde étape : acheter des épices, car le vieux n’avait pas manqué l’occasion pour lui filer un billet de courses avec une injonction claire : "Et cette fois-ci tu claques pas la thune d’mon restaurant dans plusieurs kilos de poisson, Sanji!" Il était parti sans rien dire, les dents serrées, même si l’envie de se battre une énième fois avec lui ne l’aurait pas rebuté. Boitillant comme il est, c’est certain que ce n’est pas lui qui irait se perdre dans Novacrest. Dans les boutiques que le vieux lui a recommandées, il prend quand même le temps de sélectionner les épices avec une minutie qui trahit son attachement à la cuisine. En repartant, il s’autorise même une petite folie en embarquant une bouteille de saké pour offrir à Zoro.

Fier de ses emplettes et soulagé de pouvoir enfin quitter cette partie de l’archipel, Sanji marche en souriant, étonnamment heureux à l’idée de revoir cette tête de cactus pour lui offrir cette petite attention. Mais sa satisfaction est de courte durée. Autour de lui, la ville commence à se métamorphoser. Solide sur ses appuis, il guette si un danger apparaît ou non, spectateur impuissant de ce qui est en train de se passer. Le ciel devient rouge, les rues et les bâtiments se teintent de noir, ce contraste lui filerait presque une migraine! Le bâtiment d’où il est sorti est désormais inaccessible. Alors, il se pince, se frotte les yeux, mais non : tout semble bien réel. Quel fruit du démon peut être capable d’une telle prouesse ? Incertain, il reprend sa marche, formant un entonnoir avec ses mains. « Ohéé, il y a quelqu’un ? » Rien, même l’écho ne semble pas vouloir lui répondre.

Convaincu d'être seul, Sanji se laisse aller à ses grognements, pestant et râlant en prenant des voix ridiculement caricaturales.  « Dis, Sanji, peux-tu faire mes courses ? Je ne suis qu'un vieux con incapable de marcher. » Après avoir imité son patron avec une pointe de sarcasme, il s'attaque à celui qu'il aime en secret.  « Je m'appelle Zoro et je suis incapable de me souvenir de quoique ce soit. » Un profond soupir s'échappe de ses lèvres, signe de sa résignation. « Franchement, qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans cette ville ? » Il s'apprête à poursuivre son monologue acerbe lorsqu'il s'interrompt brusquement. Devant lui, un étudiant ? Non, quelque chose de plus étrange : un chat disproportionné se tient à ses côtés. Et ce chat parle ! Un instant, Sanji croit reconnaître des airs de Chopper dans cette créature singulière, mais ce n'est pas son nakama.

« Dites-moi, je... » Sa phrase meurt, suspendue par la scène improbable qui se déroule sous ses yeux. Le chat, furieux, sermonne son compagnon, laissant Sanji désorienté, incapable de saisir le sens des reproches de Morgana. Aux aguets, il active son Haki et perçoit rapidement une présence menaçante : des masses noires commencent à émaner des télévisions qu'il n'avait pas remarquées auparavant, et le ciel s'assombrit. Une prière silencieuse naît en lui : pourvu que ce ne soient pas des araignées, par pitié!! Pétrifié par cette crainte irrationnelle, Sanji se sent momentanément soulagé en réalisant que ces formes ne sont pas des arachnides, mais des silhouettes humanoïdes. Les miaulements urgents du chat lui font comprendre que ces entités sont pourtant hostiles.  « Et pour aller où ? Il n'y a aucune sortie et ils sont beaucoup trop nombreux! » Il partage le même constat que Morgana. « Qui êtes-vous ? Et eux... ? C'est vous qui êtes à l'origine de ça ? »  Ce n'est peut-être pas le moment idéal pour poser des questions. « On fiche le camp. » La boule de poils a raison, il est temps de fuir.

Sans prévenir il passe son bras autour de la taille du plus jeune. « Accroche toi... Et toi aussi! » Le masque de l'inconnu évoque en lui un souvenir désagréable des uniformes du Germa 66, mais il n'a pas le luxe de se laisser submerger par cette pensée maintenant. Il ne peut pas le laisser derrière, il doit les mettre en sécurité! Sans prévenir il s'élance dans les airs pas après pas, évitant un raz-de-marée de menaces. Il trouve rapidement un point en hauteur, un espèce de petit toit, où il dépose l'inconnu et son animal. Il reste cependant en alerte, sa jambe repliée, genou contre lui, prêt à frapper si les assaillants les ont suivis. Dans sa main, il tient toujours son petit sac de courses. Si Sanji rentre bredouille, sans épices et sans argent, il va sans doute déguster de la pire des manières que ce soit ! Même si l'enfer leur tombe dessus, il doit sauver ce petit sac! 

Les formes s'agglutinent en une mer noire, mais rien ne les suit pour l'instant. Sanji, soulagé, déplie sa jambe et prête attention aux explications qui commencent à lui être fournies. Il saisit l'essentiel de la situation, bien que tout ne soit pas encore clair : il a été amené ici sans invitation, à cause de lui et de Morgana, et ils sont considérés comme des intrus. Tous les trois sont des intrus. Mais en tant que pirate, Sanji connaît bien ce sentiment. Un poids désagréable dans le cœur, un sentiment qu'il a souvent ressenti derrière les barreaux que son père a érigés pour le cacher du monde entier. « Alors on remet les présentations à plus tard. Comme Morgana l'a dit, on fiche le camp. » Mais pour aller où ? La situation pourrait le dissuader de fumer, mais ce n'est pas le cas. Il sort son paquet et s'en grille une sans attendre. « Je ne vois rien... » Rien qui ressemble à une sortie, du moins selon sa conception d'une sortie. Il n'y a que des télés à perte de vue, certaines allumées mais trop loin pour comprendre ce qu'elles montrent.

« Merde! » Les formes évoluent et s'élèvent dans les airs. Sanji, sur le qui-vive, est prêt à se battre. Mais voilà que Morgana se transforme en petite fourgonnette. Un chat qui parle devient véhicule, et si c'est un rêve ou un cauchemar, Sanji a perdu le fil. Peut-être vaut-il mieux ne pas chercher à comprendre pour l'instant, car l'urgence est de fuir. D'un signe de tête approbatif, il monte à l'avant de Morgana sans poser de questions. Elles viendront plus tard. Lui non plus n'a pas le permis, mais c'est bien le cadet de ses soucis. Il subit les événements sans les comprendre. Après le coup du chat-voiture, c'est au tour de Joker de subir une étrange transformation en arrachant son masque. Une autre forme humanoïde apparaît avec des ailes. Arsène. « Qu-Qu'est-ce que c'est ? » Sanji frissonne, c'est pire qu'une araignée géante! La peur le paralyse un instant avant de se forcer à croire qu'Arsène est de leur côté, ouvrant la voie. Il capitule, une âme semblant même s'échapper de sa bouche.

Ils démarrent. Sanji dépose son sac entre ses jambes, ses yeux allant et venant pour surveiller les alentours. « Arsène...? Qu'est-ce que c'est ? Il ne va pas nous attaquer ? » demande-t-il, par précaution. Il hésite à faire confiance à une créature ailée aussi menaçante au premier abord. En reportant son attention sur Joker, il le voit somnolant, épuisé, les mains agrippées au volant. C'est pour ça qu'ils font quelques écarts depuis le début ? « Eh ! Tu tiens le coup ? Si tu veux retrouver tes amis, tu dois rester en vie. » Sanji jette un nouveau regard dehors, espérant sincèrement que personne d'autre n'ait été piégé. Malchanceux comme lui, ou les amis de Joker. « C'est trop tard pour se lamenter maintenant. Je suis là et tu vas devoir faire avec ! Je sais me battre, mais contre autant... Heureusement que tu étais là. Merci. Toi aussi Morgana, merci. » Ils ne sont peut-être pas encore sortis d'affaire, mais Sanji profite de ce moment de répit pour leur exprimer sa gratitude.

« C'est vrai... Mais toi non plus... Je m'appelle Sanji. » Il n'hésite pas un instant à se présenter, sans utiliser son alias de Mr. Prince. Quel intérêt ? « Morgana t'a appelé Joker tout à l'heure. J'ai connu quelqu'un qui se faisait appeler Joker aussi... » Doflamingo. « Je l'ai affronté pour protéger mes amis mais il m'a vaincu, cet enfoiré ! » Il brandit le poing, l'air menaçant. Il n'a ni perdu ni gagné en réalité, Law l'a sauvé d'une attaque surement meurtrière... Mais cette fureur naissante s'évapore aussi vite qu'elle était apparue. « Tu as dit que tu étais déjà venu ici... Que tu venais aujourd'hui chercher tes amis... Est-ce que tu viens de là ? » Sanji désigne leur environnement d'un signe de tête, cherchant à comprendre. « Nous étions à Novacrest... Ce qui signifie que tu as retrouvé tes souvenirs, je me trompe ? »

Sans vraiment réfléchir, Sanji a eu la mauvaise idée de jeter un coup d'œil derrière lui en passant la tête par l'ouverture qui fait office de fenêtre. Mauvaise idée. Ce qu'il voit le glace sur place : une marée noire de créatures les poursuit, certaines ayant même changé de forme pour se fondre dans le décor. Un frisson de pure terreur lui traverse l'échine, le laissant blême. Il reporte son attention sur "la route" devant eux, se forçant à ne plus y penser. Ne pas y penser. C'est la seule chose à faire. « Ce que je devais faire attendra, mais je ne dois surtout pas perdre ça... Sinon je suis mort. » Il désigne son petit sac. Il sait qu'il n'a plus droit à l'erreur. Le vieux préfèrerait sans doute le voir périr ici plutôt que de revenir les mains vides, sans les achats qu'il devait rapporter, et encore moins sans argent... Son regard se pose sur Joker, remarquant le changement d'expression sur son visage. Il s'est soigné, et tant mieux, car Sanji se sait inutile pour ce genre de chose. Préparer un jambon, oui, mais soigner une blessure ? Absolument pas.

« Ren, ça sonne quand même mieux que Joker. » murmure Sanji, laissant échapper la remarque avec une certaine nonchalance tandis qu’il écoute d’une oreille le récit de son nouvel acolyte. Certaines choses restent floues pour lui, comme l'idée qu'il puisse exister plusieurs univers. Pourtant, ce que Ren raconte semble confirmer que leurs mondes respectifs sont bel et bien différents. Tokyo, Kyoto… Ces noms résonnent étrangement à ses oreilles, des lieux géographiques sans doute, des villes ou peut-être même des continents ? Leur sonorité douce intrigue Sanji, et il se doute que s’il les mentionnait à Luffy, ce dernier serait immédiatement tenté de s’y rendre. Le mot "lycée" l'interpelle également. Bien qu'il existe des écoles dans son propre monde, ce terme lui est inconnu. Mais lorsqu’il comprend que Ren se décrit comme étudiant, Sanji acquiesce, trouvant ça finalement assez simple à comprendre avec un peu d'écoute et de curiosité. Dommage que cette conversation se déroule sous la menace d'une horde de créatures décidées à les éliminer. « Ah, je vois ! J’ai vécu quelque chose de similaire, en passant par des miroirs. » Il tente de relier les métaphores de Ren à des éléments tangibles de son propre univers. Le fruit du démon de Brulée, qui permet d'accéder à un monde parallèle via des miroirs, semble être l'équivalent le plus proche. Peut-être que Sanji prend la métaphore un peu trop au pied de la lettre, mais c’est la meilleure comparaison qu’il puisse faire. « Donc ce qui nous poursuit est une manifestation des désirs de Novacrest, qu’ils soient louables ou impurs ? Franchement, j’aurais préféré une horde de femmes à mes pieds que... ça. » Il soupire, visiblement déçu que ses désirs les plus profonds ne se soient pas matérialisés à la place de cette menace effrayante.

« Ça va, même si je préférerais éviter de me retrouver enchaîné par un double maléfique... » Sanji frissonne à l'idée qu'un autre lui-même puisse rôder dehors, quelque part. Mais s'il s'agissait du double de Nami ou Robin, il se pourrait bien que Sanji soit capable de s'enchaîner de lui-même. « Je suis un pirate, pas un super-héros ! » lance-t-il soudain, pivotant sur lui-même avec un air presque insulté. Être comparé à un super-héros le prend de court, et il se redresse, comme si l'idée le froissait. Bien sûr, tout dépend de qui le dit. Une femme ravissante lui aurait fait bondir le cœur ! Mais là, il a réagi trop vite, son irritation l’a trahi. Tant pis, se dit-il. Après tout, Ren s’est confié à lui, alors pourquoi ne pas lui rendre la pareille ? « Il n'y a pas de pirates d’où tu viens ? » demande-t-il, faisant allusion à sa véritable identité pour la première fois. C’est étrange de le dire à haute voix. « Je viens de North Blue... » ajoute-t-il, comme si ça expliquait tout. Mais il réalise assez vite que ces mots n’évoquent probablement rien pour lui, tout comme Tokyo et Kyoto ne signifient rien pour Sanji.

Sanji ressent une empathie profonde pour ceux qui, comme lui, portent un passé lourd qu'ils préfèrent garder enfoui. Fixant l'horizon, il décide de partager un peu de son histoire, même si c'est difficile pour lui. « Mon père m'a enfermé quand j'étais gosse. Ils m'ont fait passer pour mort. » Il s'arrête un instant, pesant ses mots. Toute sa vie, il a été considéré comme une erreur, un échec. « Il a essayé de nous modifier génétiquement, mais ma mère prenait quelque chose pour empêcher ça pendant sa grossesse. Je suis le seul qui n'était pas à la hauteur de ses attentes, alors il m'a coupé du monde. » Un silence suit. « Mais je ne veux pas en parler. » C'est la première fois qu'il se confie, même si ce n'est qu'en surface. Il laisse de côté les détails, les heures passées à se faire frapper, le masque de fer, les souris... Tout ça reste enfoui. Ce n'est pas le moment d'en dire plus, et il espère que ce qu'il a partagé suffira à Ren. Sanji sent la tension monter en lui, ces souvenirs réveillent des douleurs qu'il préférait oublier. Pour se calmer, il pense à l'équipage du Mugiwara et à Zeff, les piliers de sa vie. « Il faut qu'on trouve une sortie, sinon je vais me battre. La balade a assez duré, si on traîne trop on va se faire engloutir. » Sanji jette un dernier regard derrière eux, mais cette fois, il n'a plus peur. Il allume une autre cigarette.