Cauchemar en cuisine || Sanji

La journée avait débuté comme toutes les autres, par une aventure dans la jungle à l’aube pour étudier les serpents. Depuis des jours, Ammara était à la recherche du spécimen très rare que cet idiot de Miguel avait fait fuir en faisant un boucan pas possible. Malheureusement, impossible de remettre la  main dessus, il n’était pas classé rare pour rien. Rien que pour cette raison, elle détestait ce maudit gamin qui était beaucoup trop énergique et  tête en l’air à son goût. Sans surprise, elle était donc rentrée bredouille encore aujourd’hui, n’ayant réussi  à apercevoir que des reptiles relativement communs et qu’elle avait l’habitude de croiser assez régulièrement. De quoi la mettre passablement de mauvaise humeur pour le reste de la journée. Pour y remédier, elle avait décidé de se faire plaisir avec un bon petit repas et, pour ça, elle connaissait l’endroit parfait.

Au retour de son expédition, elle était passée par la salle de bain afin de prendre une bonne douche, puis avait enfilé une tenue pour le moins sexy. Là où elle allait, elle savait que cela lui serait utile et, en bonne calculatrice qu’elle était, elle comptait bien en tirer avantage. Vers midi, elle prit donc la direction du littoral, Salomé sur les épaules. Bien évidemment, elle ne se déplaçait jamais sans l’animal, sauf en de rares exceptions. Elle savait que les gens qu’elle croisait dans la rue la regardait bizarrement mais elle s’en fichait royalement. Elle marchait la tête haute, avec le petit air supérieur qui la caractérisait, direction Les Marmites du Port, l’un des meilleurs restaurants de Baïame. Elle y avait ses habitudes là-bas, notamment parce qu’elle pouvait y manger gratuitement. En effet, l’un des cuistots semblait avoir un sérieux problème avec la gente féminine, ce qui arrangeait grandement Ammara. Même si elle méprisait les hommes, elle savait tirer parti de sa beauté et jouer de ses charmes dans son propre intérêt, et c’est exactement ce qu’elle faisait avec Sanji.

Arrivée à destination, elle poussa la porte du restaurant et fut immédiatement placée à table par l’un des serveurs. Sanji n’était pas le seul à être sensible à son charme et elle n’avait jamais à attendre trop longtemps quelque chose. Vraiment les hommes, tous les mêmes. Des animaux sans cervelle. Les premières fois, elle avait dû s’énerver pour que Salomé soit acceptée dans l’enceinte du restaurant mais, la jeune femme sachant se montrer extrêmement convaincante - surtout lorsqu’elle voyait rouge -, la question ne se posait désormais même plus et le reptile était aussi bien traité que n’importe qui. Une fois installée, Ammara s’empara du menu pour savoir ce qu’elle allait bien pouvoir manger aujourd’hui. Elle était plongée dans ses réflexions lorsqu’elle aperçut une tignasse blonde du coin de l’oeil. Sans même relever la tête, elle sut immédiatement de qui il s’agissait et un fin sourire se dessina sur ses lèvres, à peine perceptible. Sanji était toujours rapidement mis au courant lorsqu’elle mettait les pieds ici et il ne tardait jamais à rappliquer. Si son comportement avait le don d’agacer la jeune femme, elle n’en jouait pas moins le jeu afin de pouvoir se restaurer sans se ruiner. Car aussi agaçant soit-il, cet homme savait faire la cuisine, c’était un fait et chaque plat qu’il lui servait avait l’effet d’un orgasme culinaire.

La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre dans la cuisine : Ammara Suwanno venait de franchir les portes du restaurant. La plus belle de Baiama, voire du continent tout entier, venait d'entrer. Sanji avait lâché son couteau, les légumes glissant de ses mains. Si Boa avait été maudite, abandonnée par ses pouvoirs, Ammara n'avait besoin que de son nom pour figer tous les hommes sur place. Même le vieux patron, en route pour la salle, s'était arrêté net. Mais Sanji fut plus rapide. « Je vais faire un tour en salle, j'compte sur vous pour le reste. » Il sortit de la cuisine, retirant son tablier. C’était rare qu’il quitte la cuisine en plein service, mais il le faisait volontiers pour une femme aussi chère à ses yeux. Certains clients, ravis de voir le chef cuisinier en personne, lui lancèrent des éloges au passage : "Votre plat est délicieux" ou "L’assaisonnement est incroyable!" Mais Sanji n’écoutait rien de tout ça. Son attention était toute entière tournée vers Ammara, déjà assise à sa table, un menu entre les mains.


« Ammara, Ammara, ma douce Ammara... » Sanji fredonne doucement, se faufilant entre les tables jusqu’à atteindre la concernée. Au passage, il attrape une carafe d’eau fraîche, du pain, et une verrine de mousseline de poisson, un simple amuse gueule offert à tous les clients pour patienter. « Bienvenue aux Marmites de Port, tu as déjà fait ton choix ? Je cuisinerai n'importe quoi pour l’impératrice de mon cœur. » Il continue de fredonner, perdu dans son propre monde, un univers où il n'y a visiblement que des femmes. « Le plat du jour est un carpaccio de courgettes accompagné de poulpe grillé. » Mais la bulle romantique de Sanji éclate soudainement lorsqu’un cri de terreur retentit depuis la cuisine. Un homme déboule en trombe, se réfugiant derrière lui, paniqué. « Eh ! Calme-toi, qu’est-ce qui s'passe ? ... Et lâche-moi. » Il bouge ses épaules pour se dégager du jeune cuistot, visiblement terrorisé. "Désolé... Un serpent, dans la cuisine... Son serpent." Il balbutie tandis qu'il pointe Ammara du doigt. Sanji soupire, soulagé que ce ne soit rien de plus grave. Cependant, l’agitation gagne les clients, certains se levant de leurs chaises, tandis que la plupart des cuisiniers sortent précipitamment de la cuisine. « Je m'en occupe, calmez-vous. Vous pouvez vous rasseoir. » Il mime le geste de se rasseoir pour les rassurer avant de se tourner vers Ammara.

« Je ne vois pas Salomé... Elle a dû filer en douce. Ça me gêne de te demander ça, mais tu veux bien m’accompagner ? Je ne suis pas sûr qu’elle m’écoutera. » Sanji jette un coup d’œil vers la cuisine, devinant que les odeurs de nourriture ont attiré Salomé, et sachant bien qu’il n’a aucune affinité avec les serpents. La salle s’est calmée après ses paroles rassurantes, les clients se sont rassis, et les cuisiniers se sont regroupés près du bar, en attendant que Sanji fasse quelque chose. Si récupérer Salomé suffit à apaiser les craintes de l’équipe, alors tout sera réglé rapidement, même si l’idée de demander à Ammara de se déplacer le met un peu mal à l’aise.

Bien qu’absorbée par tous les choix de plats qui s'offraient à elle, Ammara repéra bien vite Sanji. Ce dernier se faufilait agilement entre les tables pour venir à sa rencontre et, une fois à sa hauteur, déposa devant elle quelques petites choses à grignoter pour patienter. Comme toujours, il était auréolé de ce  romantisme dégoulinant qui agaçait tant la jeune femme et celle-ci devait donc se faire violence pour rester souriante et avenante. Sans se donner la peine de relever la tête à son arrivée, elle se contenta d’écouter distraitement ce qu’il avait à dire, tout en continuant à parcourir le menu du regard. Si le carpaccio de courgettes et son poulpe grillé avaient l’air très appétissants, elle avait envie de quelque chose de plus… exotique. Refermant brusquement la carte, elle leva enfin les yeux vers lui et plongea son regard dans le sien. « Mon cher Sanji… Surprends-moi. », dit-elle tout en esquissant un sourire charmeur dont elle seule avait le secret. Que ce soit le cuistot ou un autre, cela marchait à tous les coups et elle n’hésitait pas à en abuser lorsque cela s’avérait nécessaire. Bien évidemment, dans le cas actuel, n’importe quel stratagème aurait fonctionné sur Sanji, mais elle prenait un certain plaisir à le voir fondre devant elle. L’instant fut cependant de courte durée et, bientôt, des cris montèrent de la cuisine, attirant l’attention d’Ammara et de tous les clients présents dans la salle. Quelques secondes plus tard, un jeune apprenti déboula, paniqué et haletant, pour murmurer quelques mots à l’oreille de Sanji. Si la jeune femme ne put entendre ce qu’il disait, elle devina rapidement la source de sa frayeur en remarquant que Salomé s’était éclipsée discrètement. Enfin, discrètement… Un boa de près de trois mètres n’était pas censé filer en douce, mais il faut croire que, dans le cas présent, l’animal avait plutôt bien réussi son coup et semait désormais la zizanie dans les cuisines.

« Ce que les gens peuvent être excessifs… », murmura-t-elle pour elle-même, alors que la panique commençait à gagner les clients et que tous se levaient pour se rapprocher de la porte, bientôt rejoints par  la brigade du restaurant au complet. Seule Ammara était encore tranquillement installée, comme si de rien n’était, alors que Sanji tentait de faire revenir le calme autour d’eux. Il allait désormais falloir récupérer le reptile, mais la jeune femme n’était pas du tout pressée de se lever et émit un petit claquement de langue pour signifier son agacement lorsque le cuistot lui demanda si elle pouvait l’accompagner en cuisine. Elle détestait être dérangée, notamment pour des choses aussi futiles. « Rassure-toi, si elle a déjà mangé, elle n’aura plus de place pour toi. », dit-elle sur un ton sarcastique tout en balayant la salle de son regard froid. De toute évidence, elle n’allait pas avoir d’autre choix que de se déplacer si elle voulait pouvoir se restaurer en paix. « Bien, au vu de la couardise présente ici… » Elle ne termina pas sa phrase et se leva pour se diriger vers les cuisines, du pas assuré et impérieux qui la caractérisait si bien, vestige de son passé d’impératrice. Elle ne tarda pas à trouver Salomé, qui se délectait de la viande laissée sur les plans de travail par les cuisiniers effrayés. « Visiblement il ne faut pas grand chose pour effrayer ta brigade, cuisinier. Ouuuh... Est-ce que tu as vu la taille de ses dents ? Ils ne sont pas passés loin d'une mort affreuse. » Sur ces mots, elle fit mine d'esquisser un frisson d'effroi tout en levant les yeux au ciel. Mais après tout, hormis elle qui était passionnée de serpents depuis son enfance, qui n’aurait pas été horrifié de découvrir un animal de cette taille sur son lieu de travail ?

Le temps qu’ils arrivent, Salomé s’était fait plaisir dans la cuisine. Sous les yeux d’Ammara régnait un véritable chaos. Non seulement elle s’était attaquée à la viande, mais elle avait également renversé pas mal de choses. Il faut dire que les cuisines d’un restaurant n’étaient pas vraiment adaptées à un boa constricteur de près de trois mètres de long. Toujours est-il que Sanji allait avoir des ennuis, au vu du ton employé par son patron et du regard accusateur que celui-ci venait de lui lancer. Oups. Néanmoins, la culpabilité ne faisait pas vraiment partie des sentiments que pouvait éprouver Ammara. Était-elle désolée pour le cuistot ? Oui, plus ou moins. Se sentait-elle coupable pour autant ? Absolument pas. À vrai dire, Sanji semblait se sentir plus coupable que la jeune femme, alors qu’il n’y était pour rien dans toute cette affaire. « Une réaction disproportionnée comme celle-ci n’était pour autant pas nécessaire. Salomé n’est pas plus dangereuse qu’une araignée ou qu’un cafard. », dit-elle en levant les yeux au ciel, complètement sourde aux arguments que Sanji tentait d’avancer.

Sans même lever le petit doigt, elle laissa au cuistot le soin d’attirer le reptile hors des cuisines, alors qu’il ne lui aurait suffi que de quelques mots pour que l’animal remonte sur ses épaules et que l’histoire soit réglée. Il lui agita une assiette remplie de viande et de poisson sous le nez, et Salomé le suivit bien docilement, visiblement encore en proie à la faim malgré tout ce qu’elle avait déjà pu ingurgiter pendant le laps de temps où elle avait été seule dans les cuisines. « Je ne dis jamais non à un homme qui souhaite apprendre. », lui répondit-elle en le suivant dans la salle principale du restaurant. Et c’était vrai. Elle avait beau ressentir beaucoup d’animosité envers la gente masculine, sa passion pour les reptiles surpassait tout et elle était prête à partager ses connaissances avec n’importe quelle personne qui en faisait la demande. Alors si Sanji souhaitait en apprendre plus sur Salomé et les serpents en général, elle se ferait une joie de lui transmettre ce qu’elle savait, même si elle ne portait pas particulièrement le cuistot dans son cœur.

Tout en prenant son temps, elle revint s’installer tranquillement à sa place, sous les regards des autres clients. Même si elle aimait particulièrement être sous le feu des projecteurs, elle lança un regard glacial à la cantonade, ce qui fit baisser les yeux de la majorité. « Navrée que Salomé se soit permise cette petite aventure. », lâcha-t-elle à demi-mot, comme si le fait de s’excuser aurait pu lui brûler la langue. C’était néanmoins quelque chose de nécessaire si elle ne voulait pas se voir interdire l’accès au restaurant. Malgré tout ce qu’elle pouvait penser de Sanji, elle aimait bien trop ses plats et, pour pouvoir continuer d’en profiter, elle pouvait bien mettre sa fierté de côté pendant quelques secondes. Tout en parlant, Ammara constata que Salomé ne comptait pas s’arrêter là puisque, plutôt que d’avoir le nez dans l’assiette déposée par le cuistot, elle recommençait à s’intéresser à ce qu’il y avait dans les assiettes de la table voisine. « Salomé, stop. », dit-elle tout bas, sur un ton glacial. Malgré tout l’amour qu’elle avait pour le reptile, elle ne supportait pas qu’on lui désobéisse et ça valait également pour Salomé. Immédiatement, l’animal revint près d’elle et commença à remonter le long de la chaise pour venir se loger sur les épaules de la jeune femme. « Bien, maintenant j’aimerais pouvoir manger. » Après tout, elle n’était pas venue ici pour regarder les autres. « Comme je te l’avais indiqué avant ce petit… imprévu, je te laisse me surprendre. » Cette dernière phrase l’invitait cordialement à rejoindre les cuisines, car elle ne comptait pas attendre éternellement, cela risquait de l’énerver un peu plus, elle qui n’était déjà plus aussi calme qu’à son arrivée.