« Bonne journée Madame Samovar. » dis-je tout en regardant partir la vieille dame qui tire derrière elle son vieux cabas. "Au revoir Alexander, on se revoit Samedi." Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que j'acquiesce d'un signe de tête. C'est ce qui a de bien à travailler dans une petite superette, les gens vous connaissent et sont contents de vous voir. J’ai commencé à prendre mes marques dans cette petite boutique du centre-ville. Mes collègues sont sympas et le patron patient, ce qui me laisse le temps de m’adapter à ce nouveau travail qui est aussi le premier. Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avant, pas par manque d’envie mais parce que c’était compliqué de travailler tout en étant à l’orphelinat. Les règles très strictes de ce dernier m’empêchaient de rentrer trop tard, et donc de bosser après les cours. Depuis que je vivais dans le centre pour jeunes les règles étaient différentes et l’établissement poussait ses recrus à sonner aux portes des employeurs du quartier. Tous ne trouvaient pas du travail, mais pour ceux, comme moi qui en cherchait, ce centre était un véritable avantage. Je ne me voyais pas passer ma vie dans cette boutique, même si elle était très sympathique, mes projets étaient différents, j’espérais me payer une fac… Sauf que pour ça, il me fallait de l’argent, rien que pour pouvoir louer un appartement et m’acheter de la nourriture. En devenant majeur, j’étais devenu aux yeux de l’état, un adulte capable de se débrouiller tout seul. Et c’était ça le hic, parce que même si je montrais souvent débrouillard et bosseur, mon compte en banque lui affichait de jolis zéros sans aucun chiffre devant… Être accepté dans le centre m’avait permis d’obtenir un délai, mais ça n’allait pas tout changer. Dans 3 mois, j’allais devoir vivre de mes propres ailes, payer mon loyer et ma nourriture… Si je ne le pouvais pas, je n’aurais qu’une solution : vivre sous les ponts et cette idée ne m’enchantait pas vraiment. Au fond de moi, j’espérais que ce petit boulot puisse se transformer dans quelques mois comme un travail à plein temps, même si je commençais doucement à comprendre que ce n’était pas vraiment ce que recherchait le patron.  Je ne perdais pas espoir, cette expérience ne pourrait être bénéfique et m’aiderait peut-être à trouver un autre boulot quand le temps serait venu.

Une chevelure rousse attira mon attention et il tourna la tête pour regarder Margareth mettre des produits en rayon. Avec ses jolies boucles rousses et son sourire, elle était particulièrement jolie. Depuis notre première rencontre, je n’avais pas réussi à me la sortir de la tête, elle me plaisait… Le truc c’est que je ne voyais pas du tout comment l’aborder pour autre chose que du travail… Laissant échapper un soupire, mon regard abandonna la rousse pour se poser un peu plus loin sur un vieil homme qui avançait doucement vers ma caisse. L’emplacement de la boutique, proche d’une maison de retraite, amenait son lot de personnes âgés qui venaient ici trouver des bons produits, et pour certains comme monsieur Adler pour discuter tout simplement. Il venait à chaque fois à des heures peu fréquentées et on prenait le temps de discuter tout les deux, à la caisse, en attendant qu’un autre client arrive. C’était un homme sympathique, avec pas mal de bonnes histoires à raconter, elles étaient loufoques pour la plupart, mais elles avaient au moins l’avantage de faire passer la journée plus rapidement.

Il était 21h quand je refermais derrière moi le magasin pour partir en direction du parc. J’aurais très bien pu rentrer au centre, mais cela faisait quelques temps que je n’avais pas réussi à joindre Gabriel et ça m’inquiétait. Je connaissais Gabriel depuis l’enfance, on s’était retrouvé dans la même chambre dès notre plus jeune âge et on s’était suivi tout le long. Avec le temps, il était devenu mon meilleur ami et on s’était pas mal soutenu pour réussir à s’en sortir. D’une certaine manière, il avait représenté ma famille et il était encore aujourd’hui, même si nous avions pris des routes différentes. Il n’y avait qu’une chose qui m’avait fait hésiter à accepter la proposition du centre de jeunes et c’était Gabriel. Le laisser seul à l’orphelinat faisait partie des choses les plus dures qu’il m’avait été donné de faire… Depuis cet évènement, Gabriel avait choisi une route sombre qui ne lui ressemblait pas et j’essayais avec le peu de moyen que j’avais en ma possession de le tirer de là. Le truc c’est que je ne possédais pas grand-chose, je ne pouvais même pas lui proposer un endroit où dormir… Par contre, maintenant je pouvais au moins lui payer à manger, ce n’était pas grand-chose, mais c’était déjà ça.

Gabriel avait ses habitudes. Il était souvent dans un parc proche du centre-ville dans la soirée, il trainait, ou plutôt errait comme une âme en peine. Dans le fond, c’est ce que nous étions tout les deux depuis le jour ou nos parents avaient fait le choix de nous abandonner. On ne se remet jamais d’un abandon, on vit avec… c’est tout. On fait du mieux qu’on peut, on avance sans aucune base, sur un terrain rempli de trous et d’embuches.

Une fois arrivée au parc, mon regard se posa bien rapidement sur un jeune homme assis sur le dossier d’un banc. De nous deux, Gabriel avait toujours été plus doué à l’école, il avait eu son diplôme, alors que moi…et bien je continuais à essayer de l’obtenir en faisant tout les efforts du monde. Tout ça pour dire, qu’ils avaient les qualités nécessaires pour y arriver, fallait-il encore qu’il trouve le bon chemin et cesse de fréquenter cette bande de dealers. Je savais que je risquais gros en le fréquentant, comme l’exclusion du centre, mais ça me passait au-dessus de la tête. Hors de question de laisser mon meilleur ami dans cette situation sans essayer de l’en sortir. « Qu’est-ce que tu fais. » dis-je en sautant par-dessus le banc pour m’asseoir à ses côtés. « Tu essaies de faire peur aux grands-mères ? » plaisantais-je avant d’étendre mes jambes devant moi. « T’as déjà mangé ou pas ? » Je n’avais pas encore eu cette chance, heureusement il était encore le temps d’aller commander un truc dans un des restaurants de street food qui se trouvaient autour du parc.

Il m’arrivait très souvent de me demander ce qu’aurait été ma vie, si je ne l’avais pas commencé à l’orphelinat, mais dans une famille aimante. Elle serait sûrement bien différente de celle que je connaissais. Rien ne me disait qu’elle aurait été plus facile, mais sûrement avec plus de soutien que je n’en avais connu durant toute ma vie. C’est ce que sont censés faire les parents ? Non ? Soutenir les enfants, les porter le plus qu’ils peuvent pour les armer et leur permettre de vivre ensuite pleinement leur vie d’adulte. J’idéalisais sûrement un peu la vie de famille, tout simplement parce que je n’y avais jamais eu droit. Je ne connaissais pas la chaleur des bras d’une mère, ni d’un père, ni ce sentiment de sécurité si important qui permet à un être humain de grandir dans de bonnes conditions. Moi, je n’ai connu qu’une chose, la peur qu’on ne me change pas d’endroit, d’être adopté par une famille de dingue ou tout simplement de ne jamais plaire à une jolie petite famille. Les deux premières n’étaient jamais arrivées, mais la dernière, si. Comme beaucoup des enfants qui vivaient à l’hôpital, j’avais espéré qu’une famille décide de m’adopter, mais pour une raison qui m’était inconnue, je n’avais jamais eu cette chance. Peut-être pour une raison que j’ignorais encore… Désormais, je n’y pensais plus vraiment, je ne cherchais plus de famille, j’étais désormais plus dans l’optique de créer la mienne le temps venu et de ne surtout pas reproduire ceux que mes parents m’avaient fait subir.

Mes pensées s’évadaient depuis que j’avais quitté mon travail. Il faisait doux, le temps était agréable et beaucoup de gens profitaient des terrasses. J’entendais leurs rires, leur joie de vivre et parfois leurs engueulades, mais ça faisait aussi partie de la vie. J’aurais très bien pu rentrer dans ma petite chambre au centre, mais j’avais prévu de retrouver Gabriel et rien n’aurait pu me détourner de cette rencontre. Sa présence me manquait, tout comme nos longues conversations quand on refaisait le monde. Nos idées n’étaient sûrement pas toutes bonnes, mais elles nous faisaient rêver et pour des gamins issus de rien, ça voulait dire énormément de chose.

Il était là où je l’imaginais, dans le parc, assis sur son banc. Gabriel avait pris une route bien différente de la mienne, plus sombre et plus dangereuse. J’espérais réussir à trouver moyen pour qu’il sorte de cet engrenage, mais pour le moment, je ne savais pas vraiment comment faire. Il avait rencontré les mauvaises personnes, là, ou j’avais eu la chance de rencontrer les bonnes, comme ma professeure de français ou mon assistance sociale qui m’avait permis de rentrer au centre d’aide à l’insertion pour la jeunesse. Gabriel, lui avait juste vécu le départ d’un de ses piliers, moi en l’occurrence, et ça ne l’avait pas aidé. D’une certaine manière, je me sentais responsable de ce qui lui était arrivé et je ne voulais pas le laisser finir dans la rue, à dealer de la drogue… C’était inenvisageable pour moi.

« Ah oui les pigeons, les descendants ultimes du raptor… » dis-je tout en lançant dans une imitation réussie du meilleur dinosaure de la franchise Jurrasic Park. Le groupe d’oiseau qui se trouvait devant nous évoluait en toute quiétude, bien loin de se douter qu'à une époque leurs ancêtres étaient loin de leur ressembler. Un peu plus haut au-dessus de nos têtes, des chauves-souris commençaient leur ronde de va-et-vient pour attraper les moustiques et nous épargner de nous faire sucer le sang trop vite. « Parfait moi aussi ! » Et c’était peu de le dire, j’aurais pu me mettre n’importe quoi sous la dent. « Tu veux que j’aille nous commander des pizzas ? » dis-je tout en indiquant d’un coup de tête, la pizzeria qui se trouvait un peu plus loin juste après la sortie du parc. « Tu veux quoi ? Je vais prendre une 4 fromages… » Ce qui n’était une surprise pour personne, parce que je les aimais tellement, que je les prenais toujours… « On peut même manger là-bas si tu veux. Y a de la place en terrasse visiblement et après, on revient là pour continuer à terroriser les pigeons ? »

L’orphelinat… Je n’avais jamais connu que ça. Je faisais de ses enfants laissés pour compte. Je n’étais pas né sous X et placé par l’aide sociale à l’enfance juste après que ma mère m’ait mise au monde. Non, je faisais partie de ce petit pourcentage d’enfant qui était né on ne sait ou et qu’on avait retrouvé à moitié mort au bout d’une route. Pour une raison que j’ignorais, j’avais survécu… Je mettais accrocher à la vie comme un fou et depuis il n’y avait pas un jour sans que je me batte. Que cela soit contre les gros bras de l’orphelinat, contre ma dyslexie ou tout simplement contre mes propres démons. Tous les humains en ont, mais quand on a vécu toute sa vie sans amour et sans tendresse, les choses sont encore plus compliquées. Pourtant dans mon malheur, j’ai eu de la chance, j’ai trouvé Gabriel et si j’ai tenu tout son temps, c’est aussi grâce à lui. On s’est motivé et on crée notre propre famille, bon une famille assez dysfonctionnelle, mais c’était la nôtre. Deux frères qui affrontent envers et contre tout, vents et marées. Nous avions grandi comme nous le pouvions et maintenant on s’apprêtait à rentrer dans notre vie d’adultes. Je me cherchais encore, mais moins qu’à une époque, les choses étaient devenues plus facile avec le temps. Surement à cause des bonnes rencontres, des personnes qui m’avaient tendu la main, comme ma prof qui avait toujours été là pour moi et qui l’était encore, ou comme mon patron qui m’avait donné une chance. Pourtant je ne possédais aucune formation, juste de la volonté et cela lui avait suffi. Bien sûr, il ne s’agissait que d’un poste dans une petite épicerie locale, mais c’était déjà bien. Surtout pour quelqu’un qui n’avait jamais rien eu. Désormais je touchais un petit salaire et bientôt peut-être même que je pourrais me payer un appart, si par chance j’arrivais à obtenir plus d’heures. Je préférais ne pas penser au temps qui s’écoulait et qui me rapprochait peu à peu de mon anniversaire. Dès que je soufflerais la bougie de mes dix huit ans, je perdrais ma place au foyer et devrait trouver un endroit ou vivre. L’idée de me retrouver seule en pleine rue me terrifiait assez, mais je préférais ne pas trop en parler, surement pour éviter de pouvoir penser à cette éventualité.

Gabriel ne m’avait rien caché quant à ses activités nocturnes et même si ça ne me plaisait pas, si j’avais préféré qu’il reste bien tranquillement assis à lire un bouquin, il resterait mon meilleur ami et je ne me voyais mal m’éloigner de lui à cause de ses choix. J’espérais au contraire le ramener dans le droit chemin, certain que la route qu’il avait décidé d’emprunter ne pourrait rien lui amener de bon. Pour autant, quand on se croisait, qu’on se retrouvait, on éviter de trop en parler pour simplement profiter de notre belle complicité, celle qui avait toujours été là depuis le jour ou il avait franchi les portes de l’orphelinat après la mort de ses parents.

Je ne peux m’empêcher de rire en écoutant la réponse de Gabriel. On n’a jamais vraiment réussi à rester sérieux tout les deux, ça a d’ailleurs souvent énerver la plupart de nos professeurs, mais franchement ça ne nous a jamais vraiment inquiété. Disons qu’on n’était plus à ça près. « Tu as oublié leur maitrise de la domination des mamies… » dis-je en lui indiquant du bras, un banc ou une vielle dame est en train de nourrir une dizaine de pigeons… « Ah… l’évolution… » Pas sur que ça aille vraiment dans le bon sens, mais au moins les pigeons s’étaient visiblement très bien habitués à la ville, plus que certains êtres humains.

On a toujours été de grands mangeurs tout les deux, autant dire qu’on s’est souvent couché avec la faim au ventre. Parce que oui, l’orphelinat qui nous accueillait, ce n’était pas un endroit très respectable. On n’a jamais vraiment été traité avec amour ou dans le respect de notre physionomie. Quant à manger à notre faim… C’était une notion qui n’existait pas vraiment, c’est surement pour ça qu’on est aussi sec lui que moi. Parce qu’on n’a jamais vraiment mangé comme on aurait dû. Un jour, j’espère que cet endroit fermera ses portes et que les enfants pourront trouver un vrai endroit digne ce nom, pour que personne ne grandisse comme nous avions été obligé de le faire.

Je me laissais tomber sur la chaise avant d’attraper la carte. La nuit était agréable et parfaite pour se manger des pizzas en terrasse. Autant profiter avant que le froid n’arrive et nous oblige à rester enfermer à l’intérieur. « Bha peut-être parce que j’ai un salaire et que ça me fait plaisir de t’inviter. » dis-je tout en lisant la carte. « Arrête de poser la question et choisis bordel, je meurs de faim. » Et c’était peu de le dire. « Pfff est-ce que je prends des pates ou une pizza… » un choix difficile tant j’appréciais les deux… « Bon allez Pizza 5 fromages ! » C’est bon, j’avais fait mon choix, rien de mieux que du fromage pour ne plus avoir fin de la soirée. « J’ai rencontré une fille… » laissais je échapper comme si de rien était, incapable de me retenir plus longtemps, parce que je crevais d’envie de lui en parler, même s’il ne s’était clairement rien passé de très passionnant pour le moment.