C’était un samedi et Analia avait pris l’habitude de pratiquer l’équitation. Elle avait décidé que c’était une journée parfaite pour une promenade. Elle n’avait pas la chance de posséder son propre cheval, mais elle en rêvait. Elle en avait donc sellé un et, ayant une expérience largement suffisante pour cela, était partie se promener, seule. Elle aurait pu galoper sur la plage, mais non, ce fut la forêt sur laquelle son choix se porta. Tout en profitant du bon air, de la nature, des arbres, du bruit du vent dans les branches, l’adolescente s’était mise à chantonner. Au bout d’un moment, les paroles d’une chanson en apparence enfantine, de Maria Elena Walsh lui vint aux lèvres. Elle ignorait d’où lui venaient cet air et ces paroles, plus profondes qu'elle ne le mesurait en cet instant :
« En el país de no me acuerdo Doy tres pasitos y me pierdo Un pasito para allí, no recuerdo si lo di Un pasito para allá, ay, qué miedo que me da
En el país de no me acuerdo Doy tres pasitos y me pierdo Un pasito para atrás y no doy ninguno más Porque ya ya me olvidé dónde puse el otro pie
En el país de no me acuerdo Doy tres pasitos y me pierdo »*
C’est alors que les vannes s’ouvrirent, laissant place aux souvenirs. C’était une chanson argentine dont elle avait appris qu’elle avait été censurée pendant la dictature – en se penchant sur cette période -. Puis, ce furent ses véritables souvenirs, sa vie réelle qui lui revinrent en mémoire. Si ici on l’appelait Carmen Caballero, si longtemps elle avait cru se nommer Gloria Garcia, ses véritable identité complète était Analia Sofia Valdès. Elle n’avait pas connu ses parents, morts pendant la dictature argentine, tout juste rencontré sa vraie grand-mère, Rosa qui l’avait longtemps cherchée… Ses soupçons, les tests génétiques qu’elle avait fait avec l’aide des grands-mères de la place de mai, le silence de Norma et Ricardo, toutes ces choses qu’elle n'avait eu que le temps de découvrir, mais non d’accepter. Ni même de vraiment partager avec quelqu’un d’extérieur à tout cela (enfin, un peu avec sa meilleure amie qui l’avait accompagnée dans ses démarches). Elle n’avait pas eu le temps non plus de se décider quant au fait de nouer un véritable lien avec sa vraie famille, ayant trop d’informations à digérer. Rien que là, à penser au fait qu’elle avait trois identités différentes, autant de vies et de parents… Cela donnait un certain mal de tête en plus d’une forme de vertige.
Perdue dans cet afflux de souvenirs et dans ses réflexions du moment, elle n’avait pas repéré que le temps avait changé, à présent orageux. Temps qui pouvait énerver certains chevaux dont le sien. Le premier coup de tonnerre éclata, le cheval se cabra, rua, la désarçonna. Elle était bonne cavalière mais n’avait rien vu venir et passa au-dessus du chanfrein de sa monture, n’ayant que le temps de se mettre en boule en protégeant sa tête alors qu’elle allait rouler au sol, aux pieds de l’animal. Si elle était parvenue à ne pas prendre de trop mauvais coup sur la tête, elle n’était pas pour autant aussi bien tombée qu’elle l’aurait pu. Et… Impossible de se relever, de vraiment bouger. Le cheval, toujours terrorisé, continuait à se cabrer, menaçant de la blesser plus gravement voire de la piétiner dans sa panique. Elle était encore consciente, mais il lui semblait ne pas pouvoir faire le moindre mouvement, à part essayer de continuer à protéger sa tête (et encore, même ce geste lui faisait mal). Si elle était casse-cou ou même maladroite, elle n’était pas pour autant coutumière des chutes à cheval, assez expérimentée pour que cela n’arrivât que rarement. Elle était donc plus que secouée par sa chute. Si elle ne pouvait se relever par ses propres moyens, elle devait appeler à l’aide, mais avait-elle seulement sa baguette sur elle ? Et serait-elle capable de s’en saisir pour lancer un sortilège de détresse ? Rien ne lui paraissait moins sûr en cet instant.
Heureusement pour elle, elle n’était pas aussi seule qu’elle le croyait lorsqu’elle avait fait son vol plané au-dessus de l’encolure de son cheval. Elle se demanda si elle était véritablement parvenue à éviter le mauvais coup sur la tête lorsqu’elle cru voir un homme masqué apparaître.
« Che… s’il-vous-plait… aidez-moi » murmura-t-elle, avec son accent argentin qui teintait toutes ses paroles. Même lorsqu’elle parlait espagnol, on remarquait à son accent, ses choix grammaticaux et lexicaux, qu’elle était sudaméricaine. Elle s'était retenue de formuler sa demande en espagnol, ne sachant pas s'il comprenait ou non cette langue.
* Voici ce que veut dire approximativement la chanson, littéralement parlant : Dans le pays de je ne me souviens pas Je fais trois petits pas et je me perds Un petit pas par là, je ne me souviens pas si je l’ai fait Un petit pas par là-bas, oh, quelle peur cela me fait
Dans le pays de je ne me souviens pas Je fais trois petits pas et je me perds Un petit pas en arrière, et je n’en fais plus aucun Parce que j’ai déjà oublié où j’ai mis mon autre pied
Dans le pays de je ne me souviens pas Je fais trois petits pas et je me perds »
Plus profondément, il est question de l'oubli et de ses conséquences. Maria Elena Walsh a été censurée pendant la dictature argentine, notamment pour cette chanson. C'est aussi cette musique qui est reprise dans "La Historia Oficial", chantée par Gaby et servant de bande sonore à certains passages. Elle a également servi pour des vidéos sur cette période de l'Histoire argentine. Voici le lien de la chanson, si vous voulez l'écouter : En el país de no me acuerdo
Won't you please, please help me [PV Diego de la Vega]