Le procès d'Adonis : nouvelle édition | Les Neuf Muses

En gardienne de l'Histoire, Clio savait ne pas juger quelqu'un, même qui, de premier abord, semblait avoir le mauvais rôle. D'autant qu'elle comprenait la valeur historique toute particulière de Baiame qui mélangeait des facettes différentes de l'Histoire et qui redistribuait les cartes d'Uranie plus que jamais : ici, même le pire des "méchants" pouvait être le plus altruiste des héros.

Alors la présence de Chronos dans son salon ne la dérangeait pas tant pour la personne qu'il incarnait, il fallait la croire. Si elle se trouvait immobile devant lui, une main sur la hanche, à surveiller ce qu'il faisait, elle l'aurait fait pour n'importe qui d'autre : qu'il soit Chronos ou non, il s'était simplement invité de sa propre initiative dans le manoir des muses sans passer par la porte.

Je sens que je ne t'ai pas convaincu, soupira Kronos sur un ton blasé, manifestement habitué à ce qu'on voit en lui le Chronos qu'il n'a jamais été.

Je te crois, le surprit-elle sur un ton catégorique. Je mesure la valeur du passé sur les gens, je vois bien que tu ne portes pas le fardeau d'avoir dévoré mes oncles et tantes, je ne suis pas aveugle. Ce que je n'apprécie pas, c'est ton intention actuelle.

Kronos haussa les sourcils, s'arrêtant dans son mouvement alors qu'il s'apprétait à engloutir un petit biscuit présent sur la table.

Je n'ai encore rien dit, je t'ai dit vouloir...

Attendre mes soeurs avant d'évoquer le problème que tu souhaites nous soumettre, compléta Clio en lui coupant la parole. J'ai bien compris. Mais en plus de ne pas être aveugle, je ne suis pas dupe. Mon père avait le même regard que toi quand il nous voulait nous demander un service.

Comme tous ceux qui se sont réveillés de la malédiction, Clio et ses soeurs avaient eu les explications du TVA quant à leur soudaine présence à Baiame et le concept du multivers qu'ils ignoraient auparavant. C'est comme ça qu'elles connaissaient l'agent Kronos, mais jusque là ça s'était arrêté à là. Cette amère impression de déjà-vu maintenant qu'il revenait demander quelque chose l'agaçait profondémment.

Ses soeurs arrivèrent peu à peu. Clio échangea un regard avec Euterpe : c'était elle qui les avait réunies dans ce manoir à leurs réveils, elle avait donc davantage le sens de l'hospitalité et saurait certainement mieux recevoir cet invité qu'elle ne saurait le faire. En outre, elle avait aussi d'autres raisons d'être amère envers lui.

Kronos, dont l'audace avait peut-être été encouragée par l'hospitalité d'Euterpe à en juger par le biscuit qu'il s'était manifestement décidé à manger malgré tout, commença alors. Bon, si j'en crois les archives du TVA concernant votre chronologie, vous avez par le passé présidé le procès opposant Aphrodite et Perséphone sur l'affaire d'Adonis. C'est pourquoi le TVA vous demande de départager une situation similaire avec le variant d'un autre Adonis dont l'appartenance romantique divise deux autres déesses.

Clio échappa un ricanement cynique en se retournant pour aller s'asseoir, échangeant un regard avec Calliope signifiant lourdement je le savais. Elle l'avait dit : Clio avait bonne mémoire et se souvenait parfaitement de la façon dont Zeus se comportait quand il déléguait ses responsabilités odieuses à Calliope et ses petites soeurs.

Tu n'es peut être pas aussi horrible que notre grand-père, mais tu as certainement le même toupet que notre père ! S'écria la muse de l'Histoire. La décision que nous avons été contraintes de prendre dans cette affaire n'a été que le début d'un chaos qui nous a gâché la vie ! A l'instar du dieu de toutes choses, le tribunal au dessus de toutes choses n'est pas capable de gérer deux déesses aux sentiments superficiels ?

Kronos eut l'air d'un enfant gêné de demander quelque chose à ses parents mais qui voulait vraiment le demander même si ça devait les contrarier. La querelle de ces deux déesses trouble l'ordre à Baiame, et la solution du TVA dans ce cas là c'est nos cellules dans le Vide Intemporel et un procès qui n'a qu'une seule solution : la supression ou la liberté. Alors dans le cas de menaces qui n'en méritent pas tant, nous aimerions demander à des Variants de s'ocupper de cas de Variants.

Clio comprenait que "Variant" devait être l'équivalent de "Mortel" que les dieux utilisaient, quand le TVA parlait des habitants du multivers.

Désolé, mais nous aussi là-haut, on a plein de problèmes. Votre père vous demandait ça parce que c'était un gros con flemmard, moi c'est parce que j'ai sincèrement autre chose à faire, acheva de se défendre Kronos. Peu de gens avaient l'audace de parler de Zeus ainsi, mais puisqu'il s'agissait d'un être qui aurait dû en être le père et qui devait constamment être ramené à ça alors qu'il ne l'était pas, il n'était finalement pas surprenant qu'il lui porte des propos méprisants. Pour ce compte là, ce n'était pas Clio ou ses soeurs qui allaient défendre leur père.

Clio soupira. De toutes façons, c'était Calliope, leur grande soeur, qui présidait ce genre d'opérations, qui prendrait la décision. Mais, même si ça ne lui plaisait certainement moins, devant les arguments de Kronos elles se sentiraient bien obligées d'accepter. Adonis avait beau être agaçant avec les querelles idiotes qu'il soulevait tout le temps, la "suppression" était peut être effectivement un verdict trop fort, et qui nécessitait en effet d'un jugement plus raisonnable. Qu'elles devaient leur apporter...

Ma soeur Euterpe nous a réunies dans ce manoir qui nous est un véritable havre de paix et d'inspiration, prévint alors Clio. Nous ne recevons donc quasiment personne ou alors nous selectionnons nos invités avec minutie. Peu de gens peuvent se permettre d'entrer dans notre salon comme tu l'as fait. Je ne souhaite pas que ce procès se fasse ici. Et nous n'avons pas Olympe pour présider l'affaire dans ce nouveau monde.

Kronos haussa les épaules. Je peux vous avoir le tribunal de Baiame. Le TVA a, disons, commencé à tisser des relations avec la mairie et je saurais convaincre la procureur pour cet évènement exceptionnel. Sur ce, prenant l'acceptation forcée des muses sans davantage de cérémonie comme pour leur imposer cette décision et les empêcher de changer d'avis, il ouvrit un portail. Bon, il ne s'agit pas de la même histoire, pas des mêmes dieux exactements, mais la base de la dispute est la même : deux nouvelles déesses veulent sortir avec le plus bel homme de la ville. Bonnes chances les filles, termina-t-il avant de passer à travers le portail.

Clio soupira. Je suis la première à avoir dit que l'Histoire est cyclique. Je déteste avoir raison, dit-elle avant de prendre ses affaires, puisque de toutes évidences, il leur fallait partir à la rencontre de ces nouvelles déesses à apaiser maintenant.

Lyra soupire en apprenant la nouvelle de la bouche de Clio. Pour elle comme pour toutes ses soeurs, le premier procès n'avait eu pour résultat que de gâcher leur vie, Aphrodite se faisant un plaisir de leur signaler son mécontentement en jouant la carte de la femme offensée, un rôle qui lui va comme un gant et qu'elle parfaire depuis des millénaires. Qu'elle ne puisse échapper à une telle répétition de l'histoire lui tape sur les nerfs, et elle se demande déjà quelle prochaine calamité les attend à l'issue du nouveau procès.

Que le TVA leur force ainsi la main n'a rien pour lui plaire, et bien que Kronos ne soit qu'une vague copie de leur grand-père, Calliope en vient à comprendre d'où vient le tempérament autoritaire de leur père, Zeus. La même manière de délier les tâches ingrates aux autres. Alors soit, Kronos a peut-être mieux à faire, mais la muse n'apprécie pas de devoir jouer les juges une fois de plus.

Voyant Uranie arriver, de sa positivité habituelle, Calliope hait de devoir lui couper l'herbe sous le pied et lui miner le moral de la sorte. La journée commence bien.

Selon ce cher Kronos, nous allons de nouveau devoir présider un procès entre Aphrodite et Perséphone concernant Adonis. S'il s'agit là de versions alternatives aux personnalités que nous connaissons, quelque chose me dit que ce procès sera tout aussi... hasardeux que par le passé.

Houleux serait sans doute le mot le plus adéquat, en l'occurrence, Calliope pouvant se souvenir avec précision des paroles immodérées et de l'ambiance pesante ayant sévi la première fois.

Bien. Réévaluons ce dossier. Encore une fois, soupire-t-elle une fois parvenue au tribunal du TVA. Bien plus grand que celui sur l'Olympe, mais à la décoration bien moins grandiloquente et splendide typique des Dieux. Aucune colonne, aucun marbre, aucun prestige. Aucun goût, donc. Seulement une technologie des plus poussés, et des couleurs criardes à vous en arracher la rétine.

Calliope se tourne vers le reste de ses soeurs, sachant qu'en tant qu'aîné, c'est à elle qu'incombe le rôle de présider. Si elle a le mot final, leur avis compte tout autant que le sien, et une telle décision ne peut être prise à la légère. Très peu désireuse de réitérer le passé, au contraire de sa soeur Clio, Calliope envisage déjà plusieurs stratégies, bien qu'elle sache pertinemment que les choses s'en verront probablement à l'identique au final.